Evasion fiscale au Luxembourg : "Pour les grands groupes, ces montages sont systématiques"
Des milliers de documents publiés par des médias du monde entier révèlent un mécanisme de montages financiers utilisés par des multinationales pour échapper au fisc. Edouard Perrin, qui avait enquêté sur cette pratique pour "Cash Investigation", revient sur ces révélations.
Ikea, Amazon, HSBC, Burberry, Heinz, Apple et tant d'autres... Des accords fiscaux secrets conclus entre le Luxembourg et 340 multinationales ont été révélés par un groupe de journalistes, mercredi 5 novembre. Ces documents, mis en ligne par l'ICIJ, le Consortium international des journalistes d'investigation, montrent comment le cabinet de conseil luxembourgeois PricewaterhouseCoopers (PWC) effectue des montages fiscaux pour éviter aux groupes de payer des impôts dans les pays où ils ont des activités, au nez et à la barbe des administrations concernées.
En 2012 et 2013, l'émission de France 2 "Cash Investigation" avait déjà eu accès à certains de ces documents. Francetv info a interrogé l'auteur de cette enquête, Edouard Perrin, pour décrypter ce "leak" à grande échelle.
Francetv info : Vous avez longuement enquêté sur les montages fiscaux au Luxembourg. Les documents qui ont filtré nous apprennent-ils quelque chose de nouveau ?
Edouard Perrin : Ceux que j'avais consultés et ceux qui ont "leaké" cette semaine sont les mêmes. La différence, c'est l'ampleur des nouvelles révélations. Une trentaine de médias et 80 journalistes ont travaillé sur ces documents de manière collaborative, au sujet de plus de trois cents groupes. Il est souvent difficile de comprendre ces textes, car les termes utilisés et les montages sont très complexes, il est donc important de s'entourer. Travailler en groupe, cela permet de gagner du temps et de franchir certains obstacles plus facilement. Pour m'aider, j'avais travaillé avec un ancien inspecteur du fisc britannique, devenu lui-même journaliste par la suite. Mais j'étais seul. Au final, je m'étais attaqué à un nombre restreint de multinationales, une demi-douzaine environ. Cela avait déjà nécessité des mois et des mois d'enquête pour décrypter ces informations.
Quel est, selon vous, l'enseignement principal à tirer de ces documents ?
Ce qui interpelle, c'est à quel point ce type d'instrument est généralisé dans les grands groupes qui peuvent se les procurer. C'est systématique. On a toujours su que les grandes boîtes se débrouillaient pour payer moins, mais on n'avait presque jamais eu la chance d'avoir "la boîte noire" du système, c'est-à-dire les détails sur la manière de faire. Là, toutes les étapes sont identifiées, on connaît le rôle de chaque société dans le montage ainsi que les montants ou les pourcentages de tel ou tel mouvement financier. Même si, malheureusement, les données chiffrées ne sont pas complètes : les documents ne comportent des éléments chiffrés précis que dans 30% des cas.
La fuite provient d'un seul cabinet de conseil. Cela veut-il dire que c'est le seul à exercer dans ce domaine ?
Non, loin de là ! Quatre grands cabinets prodiguent ce genre de services, sans parler des petits cabinets moins connus. En plus de PWC, on trouve Ernst & Young, KPMG et Deloitte. La grande force de ces quatre groupes, c'est d'être présents dans le monde entier. Ils peuvent ainsi s'appuyer sur leur réseau à chaque étape de l'opération de montage. Certains ont déjà été ennuyés par les pouvoirs publics. KPMG a ainsi été accusé par le Sénat américain de démarcher les entreprises de façon trop agressive en leur vendant ce type de produits. L'argument de vente, c'était qu'ils perdraient des marges puisque leurs concurrents le feraient et pas eux.
Sur 548 accords conclus, 58 l'ont été par des groupes français. Ce chiffre fait-il de la France un bon ou un mauvais élève ?
On ne peut tirer aucune conclusion à partir de ces données, car elles ne sont extraites que d'un seul cabinet, et ne disent rien sur la période 2011-2014. Le fait qu'elles soient finalement assez peu nombreuses dans cet échantillon ne doit pas cacher le fait que ces montages sont systématiques.
Le Luxembourg affirme que cette optimisation fiscale est totalement légale. Vérité, mensonge ou mauvaise foi ?
Je répondrais en vous citant un proverbe de fiscaliste, entendu au cours de mon enquête : "La différence entre l'optimisation fiscale et l'évasion fiscale, c'est l'épaisseur du mur de prison." C'est toujours compliqué de dire si telle ou telle chose est légale ou pas en matière de fiscalité, il existe une zone grise dans laquelle les boîtes s'engouffrent et dont elles peuvent profiter. Par ailleurs, elles opèrent ce genre de montages en sachant qu'elles peuvent éventuellement se faire réprimander, car les gouvernements ne se laissent pas faire. Ce risque fiscal qu'elles encourent fait partie de l'expertise prodiguée par les cabinets de conseil. En cas de litige, on assistera à un marchandage entre les avocats de la multinationale et les gouvernements. Mais je ne pense pas, par exemple, qu'Amazon paiera la totalité des sommes que lui réclament les Etats-Unis, à savoir plus d'un milliard de dollars. Si la procédure aboutit un jour.
A combien peut-on évaluer le manque à gagner pour l'Etat français ?
Là encore, c'est impossible à dire précisément car on ne dispose pas de toutes les données nécessaires. Toutefois, le montant des investissements faits dans ce cadre au Luxembourg est de plusieurs centaines de milliards de dollars, ce qui est colossal. Je ne pense pas trop m'aventurer en disant que le manque à gagner pour la France se chiffre en milliards d'euros.
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